CHAPITRE III
Bien entendu, par tous ses subordonnés, Mennalik se faisait appeler Monsieur.
Saturne et Neptune étant en opposition, Mennalik avait fait embusquer un Themys dans l’ombre de chacune d’elles. Ainsi, les appareils surveillaient la totalité du Système Solaire. Il avait choisi, lui, de s’installer à bord du vaisseau qui stationnait près de Neptune, à environ 3,5 milliards de kilomètres de la Lune : quel que fût l’angle de fuite de l’ennemi, il arraisonnerait celui-ci au pire douze minutes avant qu’il n’atteignît la vitesse hyperspatiale ; pour l’autre astronef, cette marge était de vingt et une minutes.
Mennalik avait deux relais ansibles permanents, l’un avec le second Themys, l’autre avec le Palais Ministériel terrien – Tal-Eb et Damage étaient ses seuls interlocuteurs. En outre, il disposait d’un canal pour joindre Jarlad sur Thalie.
Dix-huit heures après l’arrivée des Themys dans le système solaire, l’ansible leur communiqua un message de Damage :
« Une navette vient de quitter les Rocheuses. Pas d’identification possible. Elle se dirige vers la Lune. Kineïres certainement à bord. »
Une heure plus tard, Damage expédiait un deuxième message :
« Les astroports lunaires et martiens enregistrent un accroissement du trafic spatial de presque six pour cent, dont beaucoup d’astronefs indépendants. »
Il s’écoula à peine trois minutes, puis : « Seconde navette au départ des Rocheuses, toujours sans identification. Direction estimée : Mars. »
Mennalik sauta en l’air. Il ne savait pas comment, mais les Bohèmes étaient en train de le piéger.
« Passez les navettes au scanner », expédia-t-il à Damage.
« Navette un dans zone de perturbation du trafic, navette deux écrans levés. Scanner impossible. Confirmation : navette deux en route vers Mars. » Contre toute attente, les Bohèmes s’étaient séparés… ou l’une des deux navettes était un leurre. Dans le premier cas, cela signifiait que l’un des Themys devrait abattre le vaisseau de Dju Yoon et l’autre…
« Bon sang ! Si plusieurs navires quittent l’astroport martien simultanément, lequel devrons-nous pister ? » s’énerva Mennalik. « Non ! Il faut procéder autrement. »
Il se livra à de rapides calculs sur l’ordinateur de bord. Quand la navette un atteindrait la Lune, la navette deux n’aurait pas encore parcouru le dixième de la distance qui la séparait de Mars ; lorsque Dju Yoon décollerait, elle aurait donc encore les deux tiers du chemin à effectuer. Si la diversion était déclenchée à ce moment, elle ne pourrait en bénéficier ; seul Dju Yoon aurait l’espoir de s’en sortir.
Dans ce cas, il fallait déplacer l’autre Themys vers Mars et lui faire détruire cette navette avant qu’elle parvînt à l’astroport, et concentrer l’effort de l’autre sur Dju Yoon. Ce raisonnement tenait quoi qu’il arrive : que la navette un fût un leurre, que ce fût la deux ou que les Bohèmes fussent répartis dans les deux.
Il se pouvait aussi que la diversion fût pour plus tard, voire que Dju Yoon attendît l’arrivée de la navette deux sur Mars pour décoller de la Lune. Le déplacement d’un Themys vers Mars reviendrait alors à claironner dans tout le système l’existence d’un piège, et Dju Yoon ferait demi-tour.
Mennalik se détendit complètement : la navette deux était nécessairement un leurre. Il consentit enfin à demander son avis au commandant du Themys, ne fût-ce que pour flatter son intellect :
— À votre avis, commandant, que devons-nous faire ?
L’officier parut étonné de la question. À la façon dont Mennalik s’était tendu puis décontracté, il savait que celui-ci avait pris une décision et, pour ce qu’il connaissait de lui, il se doutait que c’était la bonne.
— Rien, Monsieur.
Deux heures plus tard, l’ansible apporta d’autres informations :
« Trafic spatial en croissance constante, neuf pour cent au-dessus du taux prévu pour la Lune, douze en ce qui concerne Mars. Navette un en alunissage. Navette deux à 66 mégakilomètres de Mars. »
— Branchez le radiotélescope en poursuite, ordonna Mennalik. On ne sait jamais…
**
Made ne parvenait pas à se désembuer l’esprit de la tension qui l’opacifiait, et ce n’était pas à cause des risques qu’Ylvain leur faisait prendre. En fait, elle était surexcitée ; n’eût été la faiblesse de son corps, elle aurait quitté ce stupide fauteuil pour se livrer à une démonstration physique de son survoltage intellectuel. Tous les Themys de l’Homéocratie pouvaient bien s’embusquer où le voulait Jarlad, en quittant la Terre, elle s’était séparé d’Ylvain beaucoup plus définitivement que leurs retrouvailles préprogrammées ne le laissaient supposer. C’était tout ce qui importait.
— J’ai l’impression que tu vas exploser, observa La Naïa.
— Il y a un peu de ça.
— Inquiète ?
La Naïa se tenant derrière le fauteuil, Made ne pouvait ni la voir, ni tourner la tête vers elle. Elle savait que sa compagne demeurerait hors de son champ de vision tant qu’elle n’aurait pas maîtrisé sa propre inquiétude.
— Non. Ni angoisse, ni même l’ombre d’un souci… J’ai confiance.
— Je t’envie. (La Naïa ne cherchait pas à cacher son anxiété.) Je n’aimerais pas être à la place d’Ely ou Ylvain, tu sais ?
— La nôtre ne vaut guère mieux. Nous sommes une cible moins voyante, mais nous sommes une cible. Être une cible, ce n’est rien, La Naïa, s’il n’y a pas de tireur. J’ai passé des heures à essayer de démonter le plan d’Ylvain, et crois-moi, il est impeccablement tortueux.
— Je sais tout ça, Made !
— Alors qu’est-ce qui te gêne ? Je n’ai rien trouvé à y redire, Ely non plus et…
— Biko Tal-Eb ! Merde, tout repose sur l’opinion qu’Ylvain s’est faite de lui ! Que ce type soit plus intelligent qu’il ne l’a estimé ou que ses intérêts soient différents de ce que nous croyons, et tout se casse la figure !
Made fit brusquement pivoter son fauteuil pour dévisager La Naïa. Celle-ci n’affichait aucune des craintes que trahissait sa voix ; elle paraissait même étrangement calme.
— J’aimerais savoir à quoi tu penses vraiment, La Naïa. Je crois que tu t’inquiètes davantage de ce qui se produira par la suite que du comportement de Tal-Eb. Je crois que c’est cette petite séparation qui te perturbe, parce qu’elle préfigure une cassure bien plus nette… Et tu as raison ! D’une façon ou d’une autre, notre lutte est en train de s’achever, et le groupe prend fin avec elle. Tu peux d’ailleurs considérer que je n’en fais déjà plus partie. Jed non plus, je crois, et Lo s’en ira très vite. Que feras-tu, La Naïa ?
— Je n’en sais rien, mais tu te trompes : ce n’est pas le problème. Et maintenant, serrons les fesses : le vaisseau de Djian va déclencher l’hallali.
*
**
Après dix minutes d’une calme décontraction, l’ansible se remit à fonctionner :
« Quatre passagers seulement dans navette un : Ylvain, Mayalahani, Morlane et Lovak. »
Mennalik ne se laissa pas le temps de digérer l’information. Il appela le Palais Ministériel, cette fois-ci sur le mode vocodeur :
— Êtes-vous certain de votre information ?
— Tout à fait, confirma Damage. Il manque Mademoisel et La Naïa… Elles doivent se trouver à bord de la seconde navette. Les autres se sont embarqués dans l’astronef de Dju Yoon, nos… observateurs ont suivi l’opération.
— Se peut-il qu’elles soient toujours sur Terre ?
— C’est assez improbable, non ? En tout cas, l’ordinateur affirme le contraire : il n’y a plus de kineïres sur Terre, et pas davantage de Bohèmes.
— Comment…
— Dju Yoon décolle !
Mennalik coupa brusquement la communication et se tourna vers l’écran radar. Il n’y avait pas encore d’écho, Dju Yoon n’avait pas déployé ses écrans.
« Décollages massifs sur la Lune et Mars », afficha l’ansible. « Nombreux appareils émergeant au-delà de l’orbite plutonienne. »
Mennalik ordonna au deuxième Themys de faire mouvement vers Mars, pour se tenir prêt à intercepter la navette qui s’en approchait, mais sans révéler sa présence – ce qui limitait son champ d’action. Quant à lui, l’apparition d’astronefs sortant de l’hyperespace pouvait le renseigner sur la trajectoire qu’emprunterait Dju Yoon : il irait inévitablement vers eux pour profiter de la pagaïe.
— Commandant, j’ai besoin de toutes les données concernant l’évolution de la navette, de Dju Yoon, des vaisseaux qui stationnaient sur Mars et la Lune, et de ceux qui viennent d’arriver. Il me faut une estimation de leurs mouvements dans deux minutes.
C’était le temps qu’il s’accordait pour comprendre les intentions des fuyards et, surtout, pour décider quand et où il allait les intercepter. La navette était redevenue le problème principal de ce casse-tête : s’il faisait intervenir le second Themys trop tôt, Dju Yoon se mettrait à l’abri sur un astroport égocrate ; si, au contraire, il patientait trop longtemps, elle se retrouverait à l’abri au milieu d’une centaine de bâtiments indépendants, et Mademoisel la poserait sur Mars à l’annonce de la destruction de Dju Yoon. Jarlad tolérerait-il qu’il laissât Mademoisel en vie ? Sûrement pas, surtout pas elle ! Et il était hors de question de rater Ylvain et Mayalahani. « J’attends », décida-t-il.
— Monsieur ?
— Oui, commandant. Voyons si vous pouvez m’éclairer.
— Peut-être, Monsieur. Les arrivants viennent de couper l’orbite de Pluton ; ils se dirigent en groupe serré vers le nord-nord-est solaire sur le plan de l’écliptique, soit très exactement, d’après les estimations d’accélération, vers le point de plongée le plus proche de Dju Yoon. S’il emprunte cette trajectoire, il ne rencontrera pas le moindre obstacle : ni poussière, ni astéroïde, ni trou noir, et nous aurons moins de six minutes pour l’intercepter quand il aura atteint le seuil de décélération.
— En a-t-il pris la direction ?
— Pas exactement. Pour l’instant, il fait route plein nord, escorté par des indépendants, à la rencontre des bâtiments qui viennent de Mars.
— Pardon ?
— Il semble que les deux groupes fusionneront à mi-chemin entre Terre et Mars, précisément à l’endroit qu’atteindra la navette à ce moment, Monsieur. À partir de là, Dju Yoon n’aura qu’à incurver la course de son vaisseau de dix-huit degrés pour pousser ses deux générateurs à fond vers le plus proche point de plongée, point qu’il devrait atteindre en trois heures huit minutes et nous en trois heures deux.
— Et l’autre Themys ?
— Dans sa position actuelle, deux heures trente, mais s’il passe l’anneau d’astéroïdes, il sera plus mal positionné que nous. De toute façon, à moins que Dju Yoon dévie nord-ouest ou quitte sérieusement l’écliptique, il sera hors-jeu.
— Dju Yoon ne sortira pas de l’écliptique, nous le rattraperions trop vite.
— Exact, Monsieur. Je crois que vous pouvez concentrer l’attention de l’autre Themys sur la navette.
Mennalik ricana et appela le second vaisseau.
« Abandonnez la surveillance de la navette », ordonna-t-il. « Occupez-vous exclusivement de la raie des vingt et un centimètres. »
— Je ne crois pas avoir saisi, Monsieur.
— Quelle est la nature du vaisseau ennemi, commandant ?
Mennalik laissa l’officier sur cette mauvaise réponse. Il était certain d’avoir démonté les arcanes de Dju Yoon : le bluff dans le bluff.
Une demi-heure plus tard, l’ordinateur lui donnait raison.
*
**
Ylvain était allongé dans la cabine qu’il avait autrefois partagée avec La Naïa, puis avec Made. Il s’y était enfermé dès le départ de la Lune pour réfléchir. Et il était tellement certain que tout se déroulerait comme prévu qu’il laissait ses pensées voguer vers l’avenir. Il rêvassait aux keïns qu’il n’avait pas encore créés et qui lui trottaient dans la tête depuis des années. Il anticipait le moment où Ely et lui reprendraient la Tournée Bohème, seuls certainement mais libres.
De temps en temps, il jetait un œil à l’horloge murale et évaluait la situation de l’astronef par rapport à la minutie de Djian. Djian avait dit :
— À deux heures zéro six pétantes, le vaisseau rattrapera la navette. À deux heures dix, il la chargera dans la soute ventrale. À treize précises, les deux générateurs lâcheront tout ce qu’ils ont dans le ventre ; direction : l’hyperespace.
L’horloge venait d’afficher deux heures treize ; le bâtiment devait s’élancer au milieu de centaines d’autres vers l’ultime fuite. Le génie de Djian était d’avoir imaginé autant de leurres pour, finalement, aboutir à la débandade absolue et soigneusement désorganisée. Tous les vaisseaux empruntaient une trajectoire différente, trois d’entre eux seulement se ruait au nord-est, vers la deuxième diversion. Celui de Djian n’était pas de ceux-là. Au contraire, il repiquait vers le Soleil et allait couper l’orbite de Mercure à pleine puissance pour s’élancer à quatre-vingt-dix degrés sous l’écliptique. Soixante-quinze pour cent des indépendants quitteraient l’écliptique à un moment ou un autre. Si la C.E. avait un ou deux Themys dans les parages, leurs ordinateurs seraient largement sollicités dans les heures à venir.
Sans s’endormir vraiment, Ylvain somnola un peu plus de deux heures, puis il décida de se rendre au poste d’astrogation. Le premier coup de canon ébranla l’astronef à l’instant où il pénétrait dans la cabine de pilotage.
— Merde ! jura-t-il en volant à travers la pièce.
*
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— Nous les avons en mire, Monsieur, avait exulté le commandant.
— Envoyez une torpille, avait ordonné Mennalik. De plein fouet.
Le poste de pilotage du Themys s’était transformé en un immense écran panoramique dès l’instant où ils avaient pris le bâtiment en chasse. « Les fous ! » avait pensé Mennalik. « Ils se jettent pratiquement sur nous ! » Ensuite, le commandant lui avait fait remarquer que sans le marquage, jamais ils n’auraient suivi ce vaisseau-suicide, et Mennalik avait convenu que Dju Yoon avait habilement manœuvré. La seule idée de charger la navette en vol méritait le plus profond respect : le petit appareil avait tenu successivement les rôles de diversion, de leurre et d’épouvantail, pour finalement réintégrer le vaisseau mère.
— Si vous n’aviez pas été là, Monsieur, j’aurais été piégé, avait avoué cet imbécile d’officier.
Mennalik n’en avait éprouvé aucune satisfaction.
— Ils n’ont même pas ralenti ! s’exclama l’imbécile en question.
— À quoi vous attendiez-vous ? tonna Mennalik. Sonnez-les une deuxième fois.
— Euh… leurs écrans risquent de lâcher, Monsieur.
« Assurez-vous qu’ils soient dans le vaisseau, » avait ordonné Jarlad.
— D’accord. Effleurez-les, mais en rafale. Qu’ils comprennent bien que nous ne cherchons pas à les toucher !
Le Themys expédia six missiles, qui déchirèrent le vide autour du vaisseau de Dju Yoon. Le fuyard s’immobilisa progressivement.
— Ils ont compris, commenta l’officier.
— Rapprochez-vous à portée de canons-themys, juste à portée.
— Bien, Monsieur.
Trois cent vingt mille kilomètres. Les kineïres pouvaient toujours essayer un de leurs tours !
— Faites-leur abaisser les écrans et tenez-vous prêt à tirer… Pas avant mon ordre ! Dès qu’ils sont à nu, passez-les au scanner. Je veux une image précise de chaque centimètre cube du bâtiment.
— Compris, Monsieur… Euh, ils essaient d’entrer en contact.
Mennalik hésita. À priori, une discussion avec ses condamnés ne lui apporterait rien ; il ordonna d’ignorer les appels.
— Excusez-moi, Monsieur, insista le commandant, mais il y a une chose bizarre : ils demandent à vous parler personnellement.
— Comment ça : personnellement ?
Sur un signe de l’officier, l’enseigne chargé des communications établit la liaison sur le circuit principal. La voix résonna dans le poste d’astrogation du Themys.
— Écoute bien, p’tit gars, disait-elle. Je veux Mennalik. Et crois-moi, c’est plutôt dans son intérêt. Alors insiste !
Mennalik décida d’accepter le dialogue, non sans avoir réitéré ses ordres au commandant.
— Capitaine Dju Yoon, ici Mennalik… Je vous écoute.
— Ah ! Mennalik, tout de même ! (La voix était ravie.) Bon, soyons efficaces… Je ne suis pas Dju Yoon, Monsieur le Commissionnaire, je suis Ylvain. Je suis absolument seul à bord de ce rafiot et je vous conseille gentiment de joindre Tal-Eb avant de faire quoi que ce soit.
Mennalik en resta sans voix. Il se tourna vers l’officier et, à la pâleur de ses traits, comprit que le scanner confirmait la solitude d’Ylvain.
— Joignez Tal-Eb avant Jarlad, reprit ce dernier. Comme ça, vous saurez quoi lui dire.
*
**
Le Premier Ministre avait succédé à Damage dès que le croiseur avait pris en chasse l’astronef bohème. Ce n’était pas son intention originelle, mais le conseil restreint s’était achevé plus tôt que prévu, et l’envie lui était venue de savoir comment se débrouillait Mennalik ; la curiosité, et un curieux pressentiment. Il avait commencé par renvoyer Damage et installer ses trois gardes à l’entrée de la salle. « Pas de gêneur ! » avait-il ordonné. Et il savait pouvoir compter sur l’efficacité de ces hommes, que personne n’avait jamais confondus avec des secrétaires : il ne serait pas dérangé, pas même par Mariello.
En deux heures, le Themys n’avait expédié que deux messages, l’un pour signaler qu’il amorçait la poursuite, l’autre pour annoncer l’interception. Tal-Eb n’avait pas répondu. Il s’était contenté au début de demander à l’Ordinateur Central un hologramme du Système Solaire, avec la localisation précise de tous les appareils en mouvement et une fenêtre sur la portion d’espace qui contenait le chasseur et sa proie. Tout de suite, il avait remarqué qu’un troisième objet occupait l’angle sud-sud-ouest de l’agrandissement. Central avait précisé qu’il s’agissait d’une des huit stations de surveillance solaires, les forteresses-Themys garantes de l’intégrité égocrate. Dju Yoon ne doutait de rien !
Biko avait occupé ces deux heures à remanier le discours que le représentant terrien allait réciter au Conseil Homéocrate dans une dizaine de jours, puis l’annonce de l’interception l’avait interrompu – plus tôt qu’il ne s’y attendait.
Il patienta jusqu’au troisième message. Treize minutes, et le monitor afficha sa petite bombe :
« Ylvain seul à bord. Attendons informations et suggestions. »
Tal-Eb enclencha instantanément le vocodeur et appela le Themys :
— Mennalik, ici Tal-Eb. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Tal-Eb ? C’est à vous de m’éclairer, non ? Où sont les autres ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? (Le Premier Ministre percevait nettement la suspicion de Mennalik.) Je vous recontacte dans cinq minutes, après quelques vérifications. Pendant ce temps, débarrassez-vous de votre défiance imbécile et réfléchissez !
Tal-Eb coupa le vocodeur. Mennalik répliqua sur le moniteur :
« Ce sont vos informations qui se sont avérées mensongères… Expliquez donc comment Dju Yoon, l’équipage, Mayalahani, Morlane et le Bohème se sont envolés. Expliquez ce que sont devenues Mademoiselle et La Naïa. Où tout ce joli monde est-il passé ? »
Tal-Eb ignora cet éclat pour demander à Central de vérifier toutes les données. L’ordinateur répondit presque instantanément : rien ne clochait ; la navette un avait débarqué quatre passagers sur la Lune, dont Ylvain et Mayalahani, qui s’étaient engouffrés dans le vaisseau de Dju Yoon juste avant son décollage ; ce vaisseau avait chargé la navette deux à mi-chemin entre la Terre et Mars, avant de plonger sous l’écliptique ; il n’y avait plus aucun Bohème ou kineïre ni sur la Lune, ni sur Terre ; tous les vaisseaux indépendants avaient maintenant franchi les barrières hyperspatiales, sans qu’aucun d’eux fût jamais entré en contact avec les fuyards.
Évidemment, rien de tout cela ne tenait debout. Or, le seul moment incertain se situait entre l’arrivée de la navette un sur la Lune, et l’envol de l’astronef… Os dix minutes étaient la clé de toute la mystification. Le Premier Ministre ordonna à Central de revérifier ces données, en les diminuant de tous les facteurs humains.
— Ne tiens compte que des informations électroniques "directes", commanda-t-il.
Cette fois, la machine fut beaucoup moins précise dans les renseignements qu’elle communiqua, excepté sur le nombre des senseurs défectueux durant ces dix mystérieuses minutes. Elle ne disposait que d’une information correctement définie : cinq personnes avaient franchi le sas NRT 122, donc une de plus qu’annoncé et une de moins que souhaitable.
— Recherche d’identification par tout moyen, ordonna Tal-Eb. Dans le groupe visé, qui manque ?
— Analyse massique, répondit Central. Deux absences possibles : La Naïa ou Elynehil Mayalahani.
Le politicien profita de sa solitude pour jurer. Il l’aurait fait même s’il n’avait pas été seul dans la pièce ; d’ailleurs, il ne l’était pas.
— Mes oreilles me disent que vous avez compris, Biko, lança Ely, interrompant brusquement son faisceau d’inhibition pour apparaître face au Premier Ministre, adossée à l’ansible. Je n’ai pas quitté votre éden de liberté et de justice ; en fait je n’ai pas quitté le palais depuis une longue demi-journée. Je me suis amusée comme une folle, Biko ! Mais vous ne pouvez pas comprendre : vous n’avez jamais été invisible !
Tal-Eb était médusé, écrasé de stupeur et de stupidité. L’ansible livra un nouveau message ; il ne réagit même pas.
« Attends réponse », expédiait Mennalik.
« Vérification en cours », frappa Ely sur le clavier. « Patientez. »
« À bout de patience », riposta le Themys. « Vous accorde trois minutes avant d’agir. »
« Observez angle sud-sud-ouest du quadrant pour vous occuper », envoya Ely. « Vous recontacte dans cinq à dix minutes. »
— On dit que les écrans d’un croiseur ne supportent qu’une rafale de forteresse. J’espère que Mennalik le sait.
— Vous êtes folle ! beugla Tal-Eb.
Elle ne pouvait pas déclencher elle-même le feu de la station, mais il avait conscience qu’elle pouvait l’y contraindre. Il appela ses gardes.
Quand les trois hommes se précipitèrent dans la pièce, il leur désigna la jeune fille :
— Abattez-la !
Les arrivants, lasers en mains, l’observèrent sans comprendre.
— Euh… qui, Monsieur ? osa l’un d’eux.
Tal-Eb jeta un regard désespéré vers Ely.
— Ils ne me voient pas et ils ne m’entendent pas, Biko. Mais je veux bien te montrer ce qui se serait produit dans le cas inverse.
Elle frappa trois fois dans ses mains et les gardes s’effondrèrent.
— Ils sont morts, Biko, mon chou, et je te conseille de te souvenir très vite de mon rayon d’action… parce que je pourrais très bien décapiter l’Égocratie une fois pour toutes !
Tal-Eb ne se le fit pas répéter : il visualisa rapidement la situation du palais dans la région et conclut qu’Ely menaçait plus de trois millions de Terriens. Il ne trouva pas de nom pour qualifier l’horreur vivante qui se cachait derrière la beauté de cette femme : c’était tout simplement inexprimable de monstruosité. Ely comprit le raisonnement à son effroi.
— Tu as ce que tu mérites, Tal-Eb, n’espère pas de cadeau.
Il mit plusieurs secondes à assimiler ce qu’elle venait de lancer, comme si c’était trop dément pour qu’il comprît. S’ils avaient choisi de laisser Mayalahani derrière eux, c’était un peu par la faute de ce qu’il avait dit à Ylvain, c’était surtout pour sa propension à la violence et le goût qu’elle en avait.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il.
Sa voix avait recouvré son timbre habituel.
— Mennalik est un tantinet impulsif. Je veux que tu l’astreignes à prendre ses ordres de Jarlad.
(Elle sourit de toutes ses dents.) Bien sûr, tu auras précédemment convaincu Jarlad de sauver avant tout la face et de préserver les intérêts de chacun. Pour ce faire, tu vas l’appeler en même temps que Dal Semys, leur expliquer la situation – en omettant bien entendu de parler de moi –, et leur démontrer qu’à tout prendre, il vaut mieux Ylvain que rien du tout. Parce qu’ainsi, les médias pourront titrer… deux points, ouvrez les guillemets : « Malgré leur consentement et l’assurance officielle que leur sécurité ne serait à aucun moment mise en jeu, les kineïres bohèmes ont tenté de quitter illégalement le Système Solaire afin d’échapper à la justice… Seul Ylvain de Myve a pu être repris. Il sera transféré sur Thalie, où il sera incarcéré avant d’être jugé dans quelques semaines par la Cour Suprême »… Et tu as intérêt à insister sur l’aubaine que la tournure des événements représente !
Tal-Eb réfléchit moins d’une minute.
— C’est raisonnable convint-il. Mais je ne comprends pas : je serais parvenu à cette conclusion tout seul.
— Je n’en doute pas.
— Alors que faites-vous ici ? C’est un gros risque !
Ely montra du doigt les trois cadavres.
— Pour qui ? demanda-t-elle. Vois-tu, mon petit Biko, Ylvain a décidé que tu serais toi-même l’émissaire du retour au bercail. Je suis là pour veiller à ce que tu te rendes sur Thalie… où je t’accompagnerai, cela va de soi. Nous assisterons tous deux au procès d’Ylvain.
— C’est absurde !
— Je suis d’accord, mais tu n’as pas le choix. Maintenant, appelle Jarlad, puis Mennalik.
— Une dernière question.
— Je t’en prie.
— Pourquoi ce procès ?
— Eh ! T’es complètement bouché ou quoi ? Tu as déjà posé la question à Ylvain. La réponse est toujours la même : nous n’avons aucune autre issue. Appelle Jarlad !
Mennalik avait déjà assez mal supporté les menaces de Tal-Eb, il fut à deux doigts d’envoyer paître Jarlad lorsque celui-ci lui intima de ramener Ylvain vivant.
— Sauf votre respect, Monsieur, vous vous êtes fait manipuler, objecta-t-il.
— Nous nous sommes tous fait manipuler, Mennalik, corrigea Jarlad. Ce n’est pas une raison pour commettre de graves erreurs. Nous allons mettre Ylvain hors d’état de nuire dans les formes. C’est, après tout, ce qui pouvait nous arriver de mieux !
Mennalik pensait exactement l’inverse, de même que Jarlad. Aussi préféra-t-il garder le silence et attendre que son supérieur dévoilât ses cartes.
— Tal-Eb prétend que le reste du groupe s’est enfui à bord de vaisseaux indépendants, reprit Jarlad. Pouvez-vous vérifier cela ?
« C’est ça ! » exulta Mennalik. « Ils n’ont pas quitté la Terre, tous ou partie ! »
— C’est quasiment impossible, Monsieur.
— Interrogez Ylvain.
— Cela ne donnera rien.
— Peut-être. En tout cas, restez à distance. Prenez-le en limite de traction et ne vous en approchez pas tant que je ne serai pas à son bord.
— C’est dangereux, Monsieur.
— Je suis en quelque sorte immunisé… Gardez cette information pour vous, Mennalik !
Mennalik ne fit aucun commentaire, et Jarlad coupa la communication.
— Appelez le kineïre, ordonna son subordonné au commandant.
« Que signifie immunisé ? » se demandait-il.
— C’est fait, Monsieur.
Mennalik foudroya l’officier du regard. « Est-il possible d’échapper à une projection sauvage ? »
— Ici Mennalik. Nous allons vous remorquer sur Thalie.
— Ah, très bien !
La voix d’Ylvain paraissait sincèrement enjouée.
— Où sont vos amis ?
— Pardon ? Ah ! mes amis… Je n’en sais fichtre rien ! Nous nous sommes séparés un peu vite, vous savez ? Je n’ai pas eu le temps…
— Vous ne crânerez plus longtemps, Ylvain. Où sont Mademoisel et Mayalahani ?
— Dans deux astronefs différents, ça, c’est certain ! Maintenant, allez savoir lesquels ! Je crois qu’Ely retourne sur Still, mais ce n’est qu’une opinion. Quant à Made, elle avait rendez-vous avec quelqu’un… J’ai oublié s’il s’agissait d’un homme où d’une femme, mais je crois bien que c’est sur Terpsichore… Non ! Attendez ! Ça me revient ! Elle est partie reconstruire l’École Tashent sur…
Mennalik ferma le canal et ordonna qu’on ne le dérange plus jusqu’à Alpha Centauri. Il n’avait jamais été certain que cette mission réussirait pleinement, mais la voir foirer à ce point ! « Et Jarlad qui prétend maîtriser Ylvain ! »